2 septembre 2009

Nuit et brouillard / Noche y niebla. Resnais / Haim Vidal Sephiha.














Nuit et brouillard [*]

Haim Vidal Sephiha [**]
C’est un univers morne à l’horizon plombé
Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème
Baudelaire


Nuit et brouillard ! Titre évocateur ! Deux mots qui se complètent. Deux aspects du Chaos primitif, où se brouille toute mémoire. Deux images de l’oubli auquel furent vouées les victimes de l’Univers concentrationnaire. Deux images qui s’interpénètrent et se contiennent l’une l’autre.
Ils déclenchent infailliblement le souvenir de l’admirable film d’Alain Resnais, on ne peut plus sobre et plus éloquent. Mais que recouvrent ces mots ? Ils sont la traduction littérale de nacht und nebel bien plus expressifs en allemand.
Nacht und nebel ! C’est là l’interprétation du sigle nn accolé par l’administration ss à tout détenu désigné dès sa déportation à la destruction, à la disparition, et qui, en aucune manière ne pouvait faire partie du lot, combien maigre et hypothétique, des rescapés de « l’enfer organisé ».
Certes, on les laissait encore en vie, mais, à seule fin d’utiliser leur force de travail. Chacun de nous savait ce qu’était un nn, un Nacht und Nebel. C’est ainsi que nous les désignons entre nous.
Cette expression s’applique d’ailleurs petit à petit à tout concentrationnaire que l’épuisement – on l’appelait aussi Muselmann (« musulman ») par analogie avec l’aspect physique des fakirs ou des ascètes titubant de faiblesse à force de jeûnes – destinait aux gaz et aux injections mortelles.
Mais que signifiait à l’origine ce sigle nn ? Jamais, semble-t-il, on n’a suffisamment insisté sur ce sens. Et pourtant, quel symbole ! En ces jours anniversaire de la libération des camps, il faut le dire et le redire afin d’y découvrir toute la symbolique nazie et concentrationnaire.
Il suffit de consulter un dictionnaire allemand pour découvrir avec stupéfaction que ce sigle était utilisé en Allemagne bien avant le régime nazi et qu’aujourd’hui encore, en France, sous la simple abréviation de n, figure (cf. Larousse en couleurs, 1972), « Quelqu’un qu’on ne veut pas nommer ».
Le Deutsches Wöterbuch de Jakob et Wilhelm Grimm (1881) le définit comme suit : « n oder nn statt eines Namens, den man nicht weiss (nomen nescio) oder nicht nennen will (notetur nomen) », c’est-à-dire : « n ou nn, utilisé au lieu d’un nom que l’on ignore (latin : nomen nescio) ou que l’on ne veut pas mentionner (latin : notetur nomen). »
Le Grand dictionnaire allemand-français de Birman et G. Kister (Garnier, 1920) note : « nn = nomen nescio (pour un nom qu’on ignore). » Celui de Sachs-Villatte donne une définition semblable. Cependant, la dernière édition de 1970 ne mentionne plus cette abréviation.
Consultant d’autres dictionnaires, on pourrait, d’une part retrouver à quand remonte l’utilisation de ce sigle, d’autre part constater que tous s’accordent sur le sens à lui donner.
Ainsi donc, la notion véhiculée par ces deux lettres fatidiques, encore utilisées aujourd’hui en Allemagne et ailleurs, est celle de l’anonymat – nomen nescio – nom ignoré volontairement ou involontairement [1].
Ignorer le nom ! Dépersonnaliser ! Effacer jusqu’au nom ! Et n’était-ce pas là le premier objectif du système concentrationnaire ? Une fois l’identité réduite à nn ou à un numéro, n’était-il pas plus commode de liquider, d’anéantir ?
Les ss utilisèrent à leur tour ce sigle dont ils ignoraient la signification exacte, mais qui continuait de véhiculer cette notion de l’anonymat (Nemenlesigkeit), du néant (Nichts ou Nichtigkeit) de la destruction (ver-nichtung), de la négation (nein), de la mort aboutissement de la négation (vor-neinung > ver-nichtung).
Un jour, quand ? on ne peut le savoir, une quelconque brute ss, moins quelconque que ses congénères, parce que poète en son genre (la poésie s’étend également à l’horreur [2]), trouva cette formule percutante pour stigmatiser l’anonymat concentrationnaire : Nacht und Nebel !
Il y eut même parmi nos gardes-chiourmes des commentateurs de leur « génial » semblable « méconnu ». Nacht, « nuit », disaient-ils, c’est l’oubli. Nebel, « brouillard », c’est la fumée dans laquelle vous vous volatiliserez tous – Ihr werdet alle krepieren : « Vous crèverez tous ! »
Heureuse, mais combien macabre et significative explication de texte ! Et pourtant, il s’agissait bien de cela ! Tout le contexte concentrationnaire la sous-tendait. L’interprète de nn avait vu et senti juste. Conditionné par ce monde dantesque et ses « spectacles » quotidiens, il en avait donné l’image fidèle, ces deux mots entourés d’un halo infernal.
En effet, parmi les damnés de cet univers déshumanisé, bariolé, hiérarchisé en péchés capitaux – les prisonniers politiques, ceux de droit commun, les saboteurs, les homosexuels, les objecteurs de conscience, les Russes, les Bohémiens et, tout au bas de l’échelle établie par les nazis, les juifs, chacun affublé de son insigne de couleur bien déterminée et de son numéro – apparaissait le nn, le dernier des derniers, le « sous-produit » de la « sous-humanité », irrémédiablement destiné à l’extermination.

Numérotés ou pas, nn, nous l’étions tous en fin de compte. Sous l’anonymat : la torture. Combien de mourants, les yeux hagards, les jambes flageolantes, obligés de se rendre sur la place d’appel, redressés à coups de trique, de poing ou de nerf de bœuf, n’ont entendu le ss de service les interpeller en leur désignant du doigt la cheminée trapézoïdale : « Demain, tu y partiras en fumée, tu monteras voir les anges ! »
Les détenus eux-mêmes adoptèrent entre eux cet humour noir. L’humour ne perd jamais ses droits. Triste compensation, funèbre système de défense ici, il est spécifique de chaque société.
Si l’un de nous toussait, on lui posait amicalement la main sur l’épaule en lui disant laconiquement : « Morgen Krematorium », « Demain, four crématoire », homologue de notre populaire « tu fous le camp de la caisse, de notre société semi-normale ».
Nacht und nebel ! C’est tout un programme. C’est tout un monde, un autre monde – la jungle imposée où tous les éléments se déchaînent et s’associent pour assurer votre perte, où la brutalité est reine, le plus fort roi.
Chacun y vit à la minute la minute, la force de travail du damné, du déchu est sucée jusqu’à l’épuisement total, jusqu’à la dernière étincelle de vie. À plus ou moins brève échéance, la mort. La mort qui vous pénètre l’âme dès votre arrivée – la mort qui vous ronge aux travaux forcés – la mort cinglante de la bise et des frimas – la mort insidieuse des brumes – la mort lente ou violente – la mort omniprésente des « camps de la mort » situés, conçus, organisés et agencés à cette seule fin, tantôt au fond d’un vallon boisé (Dora), tantôt sur les hauteurs glacés d’une forêt (Buchenwald), tantôt…
La mort face à face – chaque jour, à chaque instant. La faux du crachin, de la pluie, du brouillard – Les ténèbres du brouillard et de la nuit – Les nuits blanches de la nuit concentrationnaire – La nuit blessée, tranchée par les réflecteurs des miradors – La nuit glauque des réveils tonitruants pour aller décharger un train de briques arrivé pendant votre sommeil – La nuit soudain embrasée par les flambées, les coups de feu des fours crématoires – Les fumées – les volutes de fumée rabattues nuit et jour sur les baraquements – L’âcre odeur de chair roussie… La nuit des sentinelles, des cerbères et des molosses – La nuit crépitante – « bruit de pas et bruit des armes » – les hurlements des bergers allemands – les vociférations des ss – le claquement des fusils qu’on recharge – La peur toujours présente – l’oppression permanente ! L’abîme, la fosse, où chacun se sent précipité à jamais – Cette oubliette qui rappelait à l’un de mes camarades ces vers de Baudelaire :
« J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé. »
Ce désir intense de métamorphose – Ces rêves d’oiseaux, libres de survoler les clôtures électriques – L’isolement total – Le monde clos où les « seigneurs » peuvent perpétrer impunément leurs crimes – La machine infernale d’une nature domestiquée et exploitée à des fins meurtrières – L’impuissance, l’absence de secours, de recours, l’absence de nouvelles – Le mutisme de l’au-delà – Le Silence – L’atroce Silence – L’oubli ! Perdus, oubliés dans les ténèbres de l’enfer nazi, dont toute la nature semble complice – Ciel bas et lourd – Couvercle de la brouillasse – nuages de poussière – nuages naturels – nuages artificiels.
Ce cycle perpétuel, infernal : nuit, jour enfumé, nuit, jour couvert, nuit, jour où le soleil, à son tour, se fait tortionnaire, nuit, jour…
La longue chaîne des nuits et des jours, hérissés de potences – jonchés d’exténués, de morts, d’assassinés, d’exterminés ! Le crime impuni présenté comme expiation… Le crime anonyme de damnés sans nom – nomen nescio – Nacht und nebel – nuit et brouillard. Nuits et brouillards se relayant tour à tour, pour couvrir, englober le crime !
Tel est le pouvoir d’évocation de ces deux mots magiques remplis des violences de la nuit des temps – la nuit noire de la Géhenne parcourue par les furies sataniques et les ombres des proscrits, des réprouvés et des damnés du nazisme.

NOTES
[*] Texte publié pour le 29e anniversaire de la libération des camps, Regards, avril 1974.
[**] Haim Vidal Sephiha, philosophe, écrivain.
[1] C’est sous ce sigle que figuraient dans les registres des morgues les cadavres d’inconnus. nn s’utilise encore aujourd’hui dans l’expression Herr nn, « Monsieur X ».
[2] N’est-ce pas Baudelaire qui s’écrie en parlant du soleil : « Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes,/il ennoblit le sort des choses les plus viles,/ et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,/dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.



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